La guérison de l’aveugle-né. El Greco, c. 1570. Huile sur toile, 65,5 cm × 84 cm.
Metropolitan Museum of Art, New York (Lawrence OP / Flickr).
3. Un évangile de signes
Rodolfo Felices Luna | 27 mars 2023
Découvrir Jean : une série d’articles où Rodolfo Felices Luna examine le quatrième évangile pour introduire les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui à ce texte souvent qualifié d’évangile « spirituel ». Dans cette série, il présente dix clefs de lecture pour nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
Les quatre évangiles retiennent des gestes étonnants de Jésus lors de son ministère publique : guérisons, exorcismes, merveilles difficiles à expliquer dans la vie courante, qui faisaient du bien aux gens et qui avaient pour effet de rehausser la popularité du prophète galiléen. Écoutons le résumé de Matthieu :
Jésus parcourait toute la Galilée. Il enseignait dans leurs synagogues et proclamait la bonne nouvelle du Royaume. Il guérissait les gens de toutes leurs maladies et de toutes leurs infirmités. Sa renommée se répandit dans toute la Syrie. On lui amenait tous ceux qui souffraient de maladies et de tourments de toutes sortes. Les démoniaques, ainsi que les lunatiques et les paralysés, Jésus les guérit. (Mt 4,23-24)
La réputation de Jésus le précède, lorsqu’il visite Nazareth. Elle suscite l’incrédulité parmi ses voisins, dans le récit de Marc : « D’où lui viennent tous ces dons? Qu’est-ce que cette sagesse qu’il a reçue et de tels miracles qui se font par ses mains? » (Mc 6,2)
Certains le soupçonnent d’avoir fait un pacte avec le diable, pour l’aider à séduire les gens. Jésus s’en défend et propose une autre interprétation : « Mais si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, le Royaume de Dieu est donc arrivé jusqu’à vous. » (Lc 11,20)
Autant dans la citation de Marc que dans celle de Matthieu, nous constatons qu’enseignement et guérison vont de pair. Selon Luc, Jésus fournit la clé : les merveilles sont possibles par la puissance de Dieu, qui fait advenir son Règne. Les merveilles illustrent et authentifient le Règne de Dieu que Jésus proclame et enseigne. Une bonne partie des évangiles est consacrée à raconter ces gestes étonnants, que nous appelons miracles aujourd’hui. Rédigés en grec, les évangiles les appellent dynameis (actes de puissance), terata (prodiges) et semeia (signes).
De façon significative, Jean n’utilise que le mot semeia (signes) pour désigner les miracles fait par Jésus. Ces actes peuvent procurer la guérison et d’autres bienfaits, mais Jean s’intéresse plus particulièrement à leur potentiel pour signifier quelque chose du mystère du salut dans le Christ. Dans Jean, les miracles sont des signes qui renvoient à autre chose que ce qu’ils racontent, ou qui renvoient à un autre niveau de sens de la réalité. Par exemple, le paralytique de Jean 5,1-15 est aussi paralysé spirituellement, n’osant pas assumer les conséquences de sa guérison ; l’aveugle-né de Jean 9,1-41 ouvre aussi les yeux de la foi et voit clair dans le jeu des Pharisiens. Il n’y a donc pas que le côté physique de la réalité qui compte ; Jean veut dévoiler ce qui se joue derrière le voile corporel. Le premier niveau sert à pointer vers le second. Qui s’attarde trop au premier niveau perd de vue le second niveau, la raison d’être du signe. Comme le dit si bien le proverbe chinois : « Quand le sage pointe la lune, le sot fixe le doigt ». Nous serions donc bien avisé.e.s de toujours nous demander ce qui est signifié par les miracles racontés dans le quatrième évangile, puisque l’auteur choisit de les appeler des signes.
L’eau transformée en vin lors des noces à Cana est le premier des signes racontés par Jean l’évangéliste. À la fin de l’épisode, le narrateur conclut : « C’est ainsi que Jésus accomplit le premier de ses signes, à Cana de Galilée. Il révéla sa gloire, et ses disciples crurent en lui. » (Jn 2,11) Le signe permet donc aux disciples d’apercevoir la gloire de Jésus, de commencer à croire en lui et d’en témoigner, comme en fait état le récit qui en résulte. La transformation de l’eau en vin étonne certes, mais elle provoque surtout la réflexion des disciples au sujet de la personne de Jésus. Qui est-il, celui qui change l’eau destinée aux rites de purification dans le meilleur vin des noces? Sa présence parmi nous, qu’est-ce que cela change? À quoi faut-il s’attendre maintenant? Le signe – bien saisi – donne toujours à penser au-delà de l’événement. Mal saisi, le signe fait sensation sans éduquer le regard ; c’est pourquoi Jésus se méfie d’une foi simplement fascinée par les signes (Jn 2,23-25 ; 4,48).
Lorsque Jésus retourne à Cana, plus tard dans le récit, il guérit le fils d’un fonctionnaire royal. Le narrateur nous informe que ce fut « le second signe que Jésus accomplit à son retour de Judée en Galilée » (Jn 4,54). La mention du premier et du second signe laisse entrevoir une séquence de signes à venir. Jésus accomplit de nombreux signes (Jn 2,23 ; 3,2 ; 11,47 ; 12,37), mais seulement certains sont triés sur le volet par l’évangéliste pour être racontés :
Jésus a fait également, en présence de ses disciples, beaucoup d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre. Mais ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom. (Jn 20,30-31)
Cette conclusion de l’évangile le présente, en rétrospective, comme un livre de signes. Ils ont été choisis et rapportés de façon à susciter la foi, à voir Jésus autrement. Les six épisodes suivants sont qualifiés de signes par la voix du narrateur :
- L’eau changée en vin lors des noces à Cana (Jn 2,11)
- La guérison du fils d’un fonctionnaire royal (Jn 4,54)
- La guérison du paralytique de la piscine de Bethesda (Jn 6,2, référant à 5,1-9)
- La multiplication des pains (Jn 6,14)
- La guérison de l’aveugle-né à la piscine de Siloé (Jn 9,16)
- La résurrection de Lazare (Jn 12,17-18, référant à Jn 11,34-44)
Connaissant le penchant de saint Jean pour le symbole, il serait surprenant qu’il ait décidé de ne raconter que six signes, alors que le chiffre sept signifie la totalité, la perfection, l’accomplissement (songeons aux sept jours de la Genèse et aux sept Églises de l’Apocalypse). Une séquence de six signes invite à chercher le septième signe raconté dans l’évangile… ce sera l’objet du prochain article de cette série, puisqu’il s’agit d’une clé importante pour bien comprendre saint Jean. Pour l’instant, retenons la troisième clé suivante : l’évangile de Jean est un livre composé de signes, sciemment racontés pour nourrir et éduquer la foi des lectrices et lecteurs.
Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).