L’évangéliste Jean. Gertrude Crête SASV, 2004. Encre acrylique, 33 x 24 cm (photo © SEBQ).
1. Selon Jean : un récit d’ampleur cosmique
Rodolfo Felices Luna | 30 janvier 2023
Découvrir Jean : une série d’articles où Rodolfo Felices Luna examine le quatrième évangile pour introduire les lecteurs et les lectrices d’aujourd’hui à ce texte souvent qualifié d’évangile « spirituel ». Dans cette série, il présente dix clefs de lecture pour nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
Le début du quatrième de nos évangiles, Selon Jean [1], a de quoi dérouter ceux et celles qui s’y attaquent une première fois, surtout si on s’attend à retrouver un simple récit de la vie de Jésus de Nazareth :
« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était dès le commencement tourné vers Dieu [2]. »
Pour les lecteurs croyants, familiers de la Bible, l’écho du premier verset de la Genèse (« Au commencement… » Gn 1,1) retentit distinctement. Pour les Chrétiennes et les Chrétiens, le Verbe, c’est le Christ! Une esquisse de la vie Trinitaire se laisse deviner, avant la création du monde, à laquelle le Verbe divin participe :
« Tout se fit par lui ; sans lui, il ne se fit rien. Ce qui fut fait en lui était vie, et la vie était la lumière des hommes. La lumière brille dans l’obscurité, et l’obscurité ne l’a pas saisie. » (Jn 1,3-5)
Ensuite, le Verbe – lumière et vie d’auprès de Dieu – vient dans le monde créé, s’inscrit dans l’histoire humaine (Jn 1,9). Jean affirme en avoir fait l’expérience en voyant sa « gloire » dans l’humble apparence de Jésus de Nazareth :
« Le Verbe s’est fait chair ; il a séjourné parmi nous. Et nous avons vu sa gloire, celle qu’il reçoit de son Père comme fils unique, plein de grâce et de vérité. » (Jn 1,14)
Le Verbe fait chair, c’est le fils unique de Dieu, qui nous offre le régime de l’incarnation, au cœur de la foi chrétienne. Dieu s’est fait pleinement connaître par les êtres humains, parce que Dieu s’est fait chair dans la personne d’un Juif nommé Jésus. Le récit de Jean ose donc recadrer la vie et le ministère du maître de Nazareth dans la formidable aventure de Dieu avec son peuple Israël, avec l’humanité, et avec la création tout entière. Nous n’avons pas affaire au récit d’un personnage célèbre; on nous présente la vie et la mort de Jésus de Nazareth comme le point de contact le plus intime entre Dieu et ses créatures. C’est un récit d’ampleur cosmique! Du moins, c’est ainsi que Jean le perçoit et souhaite le proclamer.
Lorsque Jésus aura complété sa mission terrestre de révéler le Père, et qu’il s’apprêtera à vivre sa dernière Cène avec ses disciples, Jean introduit le récit de la Passion de la façon suivante :
« C’était avant la fête de Pâque, et Jésus savait que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde au Père. Lui qui avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à l’extrême. » (Jn 13,1)
Pour Jean, la mort de Jésus n’est point de malheureux incident de parcours, c’est le virage que doit prendre son périple, afin de le ramener au point d’origine : la maison du Père (Jn 14,2-4). Jésus consent à mourir par amour pour ses amis (Jn 15,13) et pour « réunir dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11,52). C’est librement qu’il dépose sa vie et qu’il la reprend ensuite (Jn 10,18), pour regagner la « gloire » qu’il avait auprès de Dieu avant que le monde n’existe (Jn 17,5).
Le parcours de Jésus selon Jean est bien plus qu’une ronde galiléenne de village en village, ou même qu’une montée vers Jérusalem, la ville sainte. C’est une percée du voile qui nous sépare de Dieu! En venant au monde et en remontant sur la croix, Jésus ouvre une voie qui connecte le ciel et la terre (Jn 1,51), pour que nous le suivions et que nous trouvions demeure chez Dieu (Jn 14,2-4). Jean réinterprète le marcher du prophète galiléen et nous invite à envisager son ministère itinérant comme la figure symbolique d’un déplacement bien au-delà des lieux visités par Jésus de son vivant. Le Verbe de Dieu vient jusque dans nos villes, nos villages et nos maisons, jusque dans nos vies apparemment insignifiantes, pour nous exprimer l’amour infini de Dieu, nous ouvrir un chemin, puis retourne nous attendre bras ouverts auprès de Dieu.
Ce formidable voyage de la Parole de Dieu jusqu’à nous, Jean le donne à voir dans son évangile, à même son récit du ministère de Jésus. Son évangile est un cours en contemplation [3], une initiation à contempler la « gloire » de Dieu briller à travers la chair opaque du Crucifié.
Une première clé de lecture pour découvrir Jean, c’est ainsi de reconnaître que Jean est intéressé à raconter infiniment plus que de simples anecdotes de la vie de son maître Jésus. Jean ne fait pas que brasser de vieux souvenirs, ou encore rapporter un procès-verbal des événements. Ayant médité sur ces événements, les comprenant à un tout autre niveau en rétrospective, le disciple veut jeter un regard vaste et profond sur le sens véritable de la vie et la mort de son maître. Gardons cela présent à l’esprit, lorsque nous suivrons le fil des événements et des propos rapportés, afin de ne pas réduire le témoignage johannique à une simple version supplémentaire des mots et des gestes de Jésus.
Cette dimension verticale et cette portée au-delà de l’horizon visible, c’est ce qui a depuis toujours impressionné et conduit à qualifier l’œuvre d’« évangile spirituel [4] ». Ce n’est pas que la dimension spirituelle serait absente de Marc, de Matthieu ou de Luc – elle y est présente! – c’est plutôt que cette dimension prend de l’ampleur chez Jean, au point de devenir le trait représentatif de son œuvre. Nous sommes ainsi appelé.e.s à lire « spirituellement » l’évangile spirituel. Puissent ces dix clefs de lecture étalées en série nous aider à ouvrir autant de portes menant à contempler le mystère du Christ.
Rodolfo Felices Luna est professeur à l’Oblate School of Theology (San Antonio, Texas).
[1] C’est le titre que portent déjà nos plus vieux manuscrits, datant du milieu du deuxième siècle. Nous référons donc simplement à Jean comme auteur de l’œuvre, qui qu’il ait été, ou quel qu’ait été le parcours éditorial de son œuvre.
[2]
Jean 1, 1-2. À moins d’avis contraire, le texte cité est toujours issu de la traduction des évangiles par l’ACÉBAC.
[3]
C’est le sous-titre d’un magnifique petit ouvrage en anglais, par le père Paul Hinnebusch, O.P. « Come and You Will See! » St. John`s Course in Contemplation, New York, Alba House, 1990.
[4]
Clément d’Alexandrie, Père de l’Église du IIe – IIIe siècle, est le premier à avoir salué par écrit ce trait particulier de Jean.