Le roi David. Alex Levin, 2015. Huile sur toile, 20 x 24 cm (photo : courtoisie de ArtLevin.com).
On connaît la chanson, on connaît les psaumes…
Erwan Chauty | 21 novembre 2022
Dans son film On connaît la chanson [1], Alain Resnais a un coup de génie. Alors que la littérature, grâce à l’omniscience du narrateur, offre un accès privilégié à l’intériorité, comment le cinéma, qui nous montre l’apparence extérieure des personnages, pourrait-il nous faire entrer dans leurs sentiments secrets ? L’astuce de Resnais est magnifique : les personnages découvrent leurs sentiments en entonnant des chansons de variété célèbres, dans un playback qui ne cherche pas à se dissimuler. Et voici André Dussolier entonnant « Vertige de l’amour » d’Alain Bashung, Sabine Azéma chantant « Résiste » de France Gall… jusqu’à Jane Birkin, dont le personnage reprend la chanson « Quoi », qu’elle avait enregistré une dizaine d’années plus tôt. Ainsi, les personnages ne disent ce qui les habite qu’en reprenant ostensiblement des références culturelles partagées, ces tubes que tous connaissent.
Au sein du corpus biblique, l’ajout tardif aux psaumes de titres faisant référence à David produit un effet similaire. Dans la bible hébraïque, base de nos traductions modernes, 73 des 150 psaumes disposent d’un titre qui les rattachent aux récits concernant David dans les livres de Samuel. Ainsi le titre du Psaume 3 fait référence à la révolte d’Absalom en 2 Samuel 15,13-18 :
« Psaume de David. Quand il fuyait devant son fils Absalom. »
De même, le Psaume 59 renvoie à la tentative de Saül de capturer David la nuit (1 Samuel 19,11-17) :
« De David, miktâm. Quand Saül envoya garder la maison pour le faire mourir. »
Et le Psaume 51 introduit la référence célèbre à 2 Samuel 11–12 :
« Du chef de chœur. Psaume de David. Quand le prophète Natan alla chez lui après que David fut allé chez Bethsabée. »
Cela fait longtemps que l’exégèse a remis en cause l’historicité de ces titres : non, les psaumes n’ont pas été écrits par David, et ces titres sont des ajouts tardifs ; leurs rédacteurs ne disposaient d’aucune source historique en dehors des textes bibliques. Il suffit de lire les textes en parallèle pour sentir déjà des tensions entre le psautier et les livres de Samuel : les situations décrites ne correspondent jamais vraiment bien ; certains titres des psaumes font référence à des épisodes inconnus (Psaume 30 : « pour la dédicace de la maison de David ») ; d’autres offrent une référence indécidable entre plusieurs épisodes (Ps 57 : « Quand, dans la caverne, il fuyait Saül », grotte d’Adoullam 1 S 22 ou d’Ein-Guèdi 1 S 24 ?). C’est alors qu’ils étaient déjà regroupés en un livre organisé que les psaumes ont subi ce que Jean-Marie Auwers appelle une « davidisation ».
Le caractère tardif de ce phénomène ne fait aucun doute, quand on constate qu’il se poursuit dans les traditions textuelles les plus tardives : alors que la bible hébraïque n’a « davidisé » que 73 psaumes, la Septante grecque attribue 84 des siens à David. Plus tard encore, à Qumrân, un rouleau de la grotte 11 attribue à David l’intégralité de ses psaumes (voir les travaux d’Auwers et Kleer).
Factices, ces titres ne sont pas sans raison. Ancrés dans la réputation musicale de David (voir 1 S 16,14-23), ils s’appuient sur des parallèles thématiques et lexicaux entre chaque épisode narratif et le psaume. Les rédacteurs qui les ont ajoutés témoignent ainsi d’une réflexion approfondie sur les textes. Alors que prenait peu à peu consistance le corpus de la bible hébraïque, ces rédacteurs ont produit un riche effet d’intertextualité. Reliant des récits guerriers avec des pièces d’origine liturgique, ils combattent l’impression de disparate. Ils donnent aussi au personnage de David une profondeur fascinante. Pour le lecteur de l’ensemble du corpus, le fils de Jessé n’est plus cet aventurier attachant mais inconstant dans le jeu des luttes militaires et des passions. Il devient le modèle d’une vie intérieure riche, créant lentement en lui un espace où la prière se déploie au cœur des circonstances – des espoirs, des peurs, des victoires comme des lâchetés – sans en être un simple décalque.
Ce mouvement de « davidisation » pourra alors être repris. Le Nouveau Testament puis la tradition chrétienne feront de Jésus celui qui dit les Psaumes (voir notamment Mc 14,26 et Ac 13,33). Si les évangiles sont rarement portés à décrire la vie intérieure du Nazaréen, la relecture des psaumes offre au lecteur la possibilité de l’imaginer. La véracité historique de ces projections est invérifiable, mais là n’est pas l’essentiel. Pour le lecteur qui « connaît la chanson », il est offert en chantant les psaumes d’identifier sa vie intérieure à celle du Fils de David.
Erwan Chauty SJ est professeur au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris.
[1] Arena Films et autres, 1997. Voir la présentation sur Youtube.