Le Lévite d’Ephraïm méditant de venger sa femme victime de la brutalité des Benjaminites. Alexandre-François Caminade, 1837. Huile sur toile, 60 x 81 cm, Musée des Beaux-Arts de Lyon. (photo : Wikipedia)
Gang bang et démembrement
Sébastien Doane | 30 avril 2018
Le chapitre 19 du livre des Juges est l’un des récits bibliques les plus difficiles à lire. On peut mettre ce récit en rapport avec l’expression « gang bang » empruntée à la culture populaire contemporaine qui fait référence à un acte sexuel entre plusieurs hommes et une seule femme. Il s’agit souvent d’un acte violent où la femme est abusée et humiliée contre son gré. Pour résister à la violence de ce texte biblique, je vous propose de prendre la perspective de la femme pour l’interpréter.
Quitter son mari
Le récit n’attribue aucune parole et aucun nom à la femme qui pourtant est au centre de ce récit. Cette femme n’est pas qu’une victime. Elle peut être vue comme un symbole de résistance pour quiconque souffre de violence injustifiée. Au début, elle est active. Elle se fâche et quitte son mari. Ce geste, hors du commun dans cette culture, montre déjà une détermination qui se manifestera à nouveau dans la suite du récit.
Lorsque son mari, le lévite, arrive chez son père pour la chercher, elle le laisse entrer, puis elle n’a aucune place dans un dialogue qui s’amorce entre son père et son mari. Le récit ne fait mention d’aucune discussion entre les conjoints. Il n’indique pas si la femme voulait rester chez son père ou retourner avec son mari.
Résister à l’abus par un geste
Sur le chemin du retour, le couple s’arrête à Givea où il est reçu chez un vieillard. Des hommes de la ville veulent agresser sexuellement le lévite. Celui-ci saisit sa concubine et l’amène dehors. La narration la fait ainsi passer très rapidement de la sécurité de l’intérieur au danger de l’extérieur. Les lecteurs n’ont pas accès aux émotions de la femme, qu’il s’agisse de sa frayeur face aux hommes ou de sa colère envers son mari. Le narrateur donne l’impression que le lévite n’avait d’autre choix que de sacrifier sa concubine, alors que, dans le récit parallèle de Sodome, Loth sort à l’extérieur pour résister aux gens de la ville (Genèse 19,6).
Les hommes « connurent » la femme, la « malmenèrent » et « l’abandonnèrent » (v. 25), tentant de briser son corps et son esprit. On peut néanmoins comprendre comme un acte de résistance la démarche de la femme revenant tomber devant l’entrée de la maison (v. 26). Elle pouvait ainsi communiquer à son mari et au vieillard le message qu’elle n’était pas qu’une victime, mais une survivante. Dans son effort pour réagir contre son agression, elle avance les mains jusqu’au seuil de la porte (v. 27), un geste d’appel adressé à son mari, resté à l’intérieur et dormant tranquille jusqu’au matin. La vision de ce corps inerte étendu de tout son long dans un cri silencieux n’aura pourtant aucun effet sur le lévite. La femme est brisée afin que la porte puisse rester intacte et protéger le lévite. Son corps représentait une frontière à ne pas franchir afin que son mari évite le viol et la mort.
Se faire démembrer
Prêt à continuer son chemin après sa nuit chez le vieillard, le lévite voit sa femme sur le seuil de la porte. Pour la première fois dans tout le récit, il lui adresse la parole : « Lève-toi, lui dit-il, et partons! » (v. 28). Cet ordre indique qu’il la perçoit comme encore vivante. La femme reste silencieuse, le corps brisé par l’agression. Le contraste s’avère complet entre l’insensibilité du lévite et la souffrance endurée par la femme. Le narrateur raconte alors que le lévite la met sur son âne et la ramène chez lui. Là, il prend son couteau et saisit sa femme pour la couper en douze morceaux (v. 29). Ici, on doit admettre que le texte n’est pas clair. La femme est peut-être morte, des suites de l’agression des hommes de la ville ou sous le couteau de son mari. Si elle était encore vivante, elle attendait de l’aide de son mari qui a plutôt décidé de la tuer en la coupant en morceaux. Il lançait ainsi aux autres tribus un appel à la guerre. Le gang bang et le démembrement d’une femme deviennent une métaphore du démembrement du peuple, décrit aux chapitres 20 et 21 du livre des Juges. La description de cette guerre montre les dizaines de milliers d’hommes qui meurent au combat et les six cents jeunes filles vierges qui sont épousées de force pour perpétuer une descendance à la tribu de Benjamin. Ce qui a commencé par le viol d’une femme se conclut, en Juges 21, par le viol de six cents filles.
L’idéologie dont témoigne le narrateur n’est pas très tendre envers les femmes, qui n’ont aucun lieu d’expression dans le récit. Sa volonté de justifier la guerre qui mènera à la monarchie est si forte qu’il est complètement insensible à l’expérience de la femme. Ce parti pris aboutit à une image négative de la femme. Or, par une lecture engagée, on peut déconstruire cette image pour retrouver une femme qui n’est pas qu’une victime, mais une survivante. Celle-ci peut devenir le symbole de la protestation contre la violence sexuelle vécue par les femmes.
Où est Dieu dans ce récit biblique?
La lecture de ce récit soulève la question de la présence de la violence et de la sexualité dans la Bible. Une violence qui, malheureusement, sera toujours d’actualité. Dieu semble absent de ce récit. Au contraire, dans le chapitre suivant, le Seigneur est présent, puisqu’il incite les tribus à partir en guerre contre Benjamin (Juges 20,18-28). Qu’est-ce qui est préférable : l’absence de Dieu au chapitre 19 ou sa présence militaire au chapitre 20?
Peut-être Dieu se trouve-t-il dans le silence de la femme… La question de la présence/absence de Dieu, lors de la souffrance et de la mort, marque plusieurs textes bibliques, des Psaumes de supplication jusqu’à la crucifixion de Jésus. Aujourd’hui encore, on peut se demander où est Dieu lorsqu’une personne est abusée.
Sébastien Doane est professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec).
Extrait de : Sébastien Doane, Zombies, licornes, cannibales… Les récits insolites de la Bible, Montréal, Novalis, 2015.