Crèche traditionnelle (pxHere)
Bergers ou rois mages?
Sébastien Doane | 21 décembre 2012
Lire Luc 2,1-16 et Matthieu 2,1-14
Depuis mon enfance, chaque année, pour Noël, nous décorons un sapin en famille et, sous l’arbre, nous déposons une crèche. Elle contient tous les personnages traditionnels : Jésus, Marie, Joseph, le bœuf, l’âne, les bergers, les anges et les rois mages.
Sans le savoir, mes parents contribuaient au mélange de deux récits bibliques assez différents. Deux passages évangéliques racontent la naissance de Jésus : l’un que l’on trouve dans l’évangile de Matthieu et l’autre que l’on trouve dans celui de Luc. Le problème, pour ceux qui interprètent la Bible de façon littérale, est que ces deux récits sont très différents et même difficilement conciliables. Je vous propose de les lire, en prêtant attention aux différences.
Commencez par aller lire le récit de Luc. Retenons certains éléments : il y a un recensement, la famille quitte Nazareth pour aller à Bethléem, Jésus est déposé dans une mangeoire, des bergers rendent visite à l’enfant et une chorale d’anges se manifeste. Notons aussi l’atmosphère générale de joie.
Allez maintenant lire le récit de Matthieu. Chez cet évangéliste, le récit est centré sur la visite de mages venus de l’Orient et sur la fureur du roi Hérode qui veut faire tuer le nouveau roi. Pour ce qui est du lieu, la famille habite Bethléem, puis doit fuir en Égypte, comme un songe le fait comprendre à Joseph. Un climat de peur règne dans ce récit, qui va déboucher sur le massacre des enfants de Bethléem et des environs. Pas question ici de recensement, de mangeoire, de chorale d’ange ou de bergers!
Nous avons donc deux récits très différents de la naissance de Jésus. La tradition chrétienne les a amalgamés en une histoire où l’on retrouve à la fois les bergers et les mages. Pourtant, les seuls éléments communs aux deux récits sont la naissance à Bethléem et les noms des trois membres de la famille. Comment expliquer ces différences pour un même événement?
Il faut d’abord se rappeler que ces récits sont composés environ quatre-vingts ans après cet événement. Aucun disciple n’était présent lors de la naissance de Jésus. De plus, ces récits s’insèrent dans une riche tradition de récits d’enfances des grands hommes de l’Antiquité. L’intérêt pour leur enfance ne se manifeste qu’après leur carrière et les récits comportent souvent une touche de merveilleux ou une intervention divine qui sert à montrer que, dès l’enfance, ils étaient promis à un destin exceptionnel.
La valeur historique de ces récits de naissance, autant celle de Jésus que celle des personnages de l’Antiquité, n’est donc pas très fiable. Pourtant, ils sont utiles pour la compréhension du personnage de Jésus et c’est pourquoi ils font partie de l’introduction des évangiles de Luc et de Matthieu. Voici comment chacun utilise le récit de la naissance pour décrire Jésus.
L’évangile de Matthieu
L’évangile de Matthieu s’adresse à une communauté chrétienne encore très proche de ses racines juives. Il veut présenter Jésus comme l’aboutissement des promesses des Écritures. Jésus devient en quelque sorte un nouveau Moïse. On trouve en effet ici beaucoup d’éléments communs avec l’enfance de Moïse : désarroi d’un père, intervention de Dieu dans le sommeil, révélation que l’enfant qui va naître sauvera son peuple et un roi qui fait massacrer des enfants. D’ailleurs, dans l’histoire racontée par Matthieu, Jésus et ses parents s’enfuient en Égypte, là où l’histoire de Moïse a commencé. Les lecteurs doivent comprendre que Jésus continuera l’œuvre de Moïse et sauvera son peuple, comme Moïse a libéré le sien.
La présence de mages de l’Orient annonce l’universalité du Royaume de ce nouveau roi. D’ailleurs, la colère d’Hérode montre bien qu’il a saisi l’importance de celui qui est déjà annoncé comme le roi des Juifs.
L’évangile de Luc
Luc s’exprime dans un style complètement différent de celui de Matthieu. Son récit s’apparente à celui des naissances de héros, accompagnées d’hymnes liturgiques. Sa visée est de révéler aux lecteurs l’identité de Jésus, dès sa naissance, telle qu’elle sera reconnue, par ses disciples, après sa résurrection. Ce sont les anges qui sont porteurs de cette révélation, puisqu’elle ne peut venir d’un raisonnement humain. Dès le récit de sa naissance, le lecteur sait donc que Jésus est Sauveur, Christ et Seigneur, des titres qui pourtant ne lui seront donnés qu’après sa résurrection.
L’évangile de Luc accorde toujours une bonne place aux exclus et aux petits. Cette préoccupation apparaît dans le choix d’un lieu très humble pour les premières heures de Jésus : tout de suite après sa naissance, il est déposé dans une mangeoire d’animaux. La présence de bergers dans les environs poursuit le même objectif : c’étaient des gens pauvres, peu instruits, qui vivaient en marge de la société. Ils seront les premiers à rencontrer Jésus. On trouve dans l’Ancien Testament toute une tradition entourant les bergers. Ils font partie de l’histoire d’Abraham, de Moïse et de David; ils possèdent une expérience forte de Dieu et jouent un rôle important à l’intérieur de la communauté.
Luc et Matthieu ont donc rédigé des récits de la naissance de Jésus complètement différents. Chacun, avec son génie littéraire propre, a voulu faire comprendre qui est Jésus, dès sa naissance. Ces deux portraits dissemblables illustrent bien ce que nous affirmions dès l’introduction : la vérité des livres saints va bien au-delà de l’exactitude historique des faits. En utilisant les outils de leur culture, ils nous ont transmis leur compréhension de la personne de Jésus, éclairée à la fois par sa mort-résurrection et par une relecture de l’Ancien Testament.
Sébastien Doane est bibliste et il était responsable de la rédaction du site interBible au moment d’écrire cet article. Il est maintenant professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval à Québec.
Texte complet dans : Sébastien Doane. Mais d’où vient la femme de Caïn. Les récits insolites de la Bible, Montréal, Novalis ; Paris, Médiaspaul, 2010.