Le Christ en croix. Aimé Morot, 1883. Huile sur toile. Musée des Beaux-Arts de Nancy (Wikimédia).

8. Un homme abandonné

Julienne CôtéAndré Myre | 11 octobre 2021

Découvrir Marc : une série d’articles où André Myre propose des balises pour comprendre ce texte que la majorité des spécialistes considèrent comme le premier évangile. Dans ce texte, il aborde les récits de la fin tragique où Jésus est abandonné par les siens et rejeté par les autorités.

Les derniers chapitres de l’évangile de Marc méritent une attention spéciale. Pour comprendre ce qu’ils veulent dire, cependant, il nous faut les lire à partir du point de vue qui a orienté leur rédaction. Or, contrairement à l’idée que nous nous en faisons spontanément, s’ils ont été écrits, ce n’est pas pour nous apprendre des choses sur les dernières souffrances de Jésus, car les chapitres précédents nous ont dit tout ce que l’évangile jugeait important que nous sachions sur lui. Les récits de la Passion, quant à eux, visent plutôt à nous faire porter le regard sur le monde dans lequel nous vivons, en général, et sur nous-mêmes, en particulier. Ils sont composés de six tableaux, chacun comprenant une scène centrale entouré d’un cadre.

  1. Amorce de la fin (14,1-11)

Une femme riche pose un geste extravagant qui honore le corps de Jésus, sur le point de subir un traitement indigne. Ce tableau est encadré, au début, par la décision de la Cour suprême de tuer Jésus, et, à la fin, par la trahison de Judas. L’ensemble est volontairement paradoxal : la compassion a été manifestée par une riche un peu fofolle, et la trahison effectuée par la sérieuse Cour suprême et un membre de la garde rapprochée de Jésus. Un appel à ne pas préjuger de l’identité de ses futurs alliés ou adversaires dans la suite de Jésus.

Dernier partage du pain (14,12-25)

L’annonce de l’abandon de Jésus par Judas est encadrée de la préparation de la Pâque par deux partisans de Jésus, et du partage du pain et du vin au cours du dernier repas. L’organisation du tableau, centrée sur la trahison par l’un des Douze, fait jeter un doute sur la volonté de ces derniers de s’engager à la suite de Jésus sur le point de verser son sang pour son peuple. Un appel à vérifier ses motivations, adressé à quiconque décide de manger le pain et de boire à la coupe en mémoire de Jésus.

Fuite des partisans (14,26-52)

Le doute soulevé dans le dernier tableau se vérifie dans le présent. Au centre, est placée la prière pressante de Jésus, qui espère le secours de Dieu et l’appui de ses partisans. Le cadre montre, cependant, que, du côté des siens, il ne trouvera aucune solidarité : d’abord est annoncé l’abandon par le leader du groupe ; puis, la trahison de Judas devient manifeste; ensuite, un petit verset dévastateur élargit la débandade à l’ensemble du groupe des partisans :

14,50 Et, l’ayant laissé, ils s’enfuirent tous.

Et, finalement, un jeune homme à l’aise qui avait osé se montrer avec lui doit s’enfuir en bobettes, la honte au visage. Autour de Jésus, il ne reste que ses ennemis. Un appel à ne pas se fier à la fidélité de ceux et celles qui se réclament de Jésus au temps où le système ne se sent pas menacé et leur laisse donc la paix.

Trahison de Pierre (14,53-72)

La comparution de Jésus devant la Cour suprême, grand prêtre en tête, est encadré par la trahison de Pierre, provoquée par les remarques d’une jeune servante. Le tableau est pathétique. Alors que Jésus tient tête à l’organisme le plus officiel du système, le leader du groupe des Douze s’effondre devant un de ses maillons les plus faibles, une simple ado. Un appel à ne pas mettre sa confiance dans le leadership de l’Église pour résister face au système qui tient l’humanité dans son étau.

Au tour de l’Empire (15,1-32)

Dans le cinquième tableau, l’interrogatoire par Pilate, suivi du verdict, est encadré par la décision de la Cour suprême de lui livrer Jésus, et par les moqueries hargneuses que les passants, les leaders de la Cour et les autres crucifiés adressent à ce dernier. Un appel à prendre conscience du fait que le système dans son ensemble fait corps contre quiconque lui tient tête, et sait se montrer impitoyable.

Abandon (15,33-47)

Dans l’ensemble final, au centre, un tortionnaire reconnaît l’authenticité de l’homme qu’il vient de voir mourir, alors que les femmes qui avaient accompagné ce dernier ne sont que des spectatrices lointaines. Le cadre de cette scène est extrêmement sombre : au début, l’homme qui va mourir se plaint d’avoir été abandonné par son Dieu, tandis qu’à la fin, un représentant de la Cour qui l’a condamné le met au tombeau en l’absence de tout rite signifiant le respect dû à un corps humain. Un appel adressé à quiconque veut s’engager à la suite de Jésus de ne s’attendre à recevoir aucune aide de Dieu, et n’avoir droit à aucun égard de la part du système.

***

À l’évidence, l’auteur de ces textes ne les a pas rédigés pour que lecteurs et lectrices compatissent aux souffrances de Jésus, et, s’il fait mention de ces dernières, ce n’est pas dans l’intention de faire du crucifié un héro ou un sauveur. Il a plutôt pour objectif de mettre ses lectrices et lecteurs face à eux-mêmes, et de leur dévoiler le visage du monde dans lequel ils vivent. Selon lui, quiconque veut s’engager à la suite de Jésus doit prendre conscience de ce qui l’attend. Et, pour susciter cette lucidité, l’évangile présente donc une série de personnages dont les différentes réactions face à Jésus permettent au lecteur ou à la lectrice de mieux se connaître, tout en y reconnaissant son monde et son entourage :

  • une Cour suprême, leaders en tête, qui décide de tuer un opposant
  • une femme riche extravagante qui respecte le corps bientôt humilié de Jésus
  • des partisans qui n’en sont plus : l’un le trahit, les trois plus importants d’entre eux refusent de le soutenir quand il a
     besoin d’aide, leur leader le renie et ils ont tôt fait de s’enfuir  tous
  • une milice qui l’arrête et des soldats qui le torturent à mort
  • des domestiques qui le frappent, et une servante à l’affût de ses partisans
  • une foule qui réclame sa mort
  • un commandant de la force d’occupation qui le condamne à  mort
  • des terroristes crucifiés avec lui, qui l’injurient
  • un passant forcé de l’aider à porter une partie de sa croix
  • d’autres passants qui se moquent de lui et veulent prolonger son supplice pour voir ce qui va se passer
  • un officier de la force d’occupation, qui reconnaît l’authenticité du condamné qu’il vient de voir mourir
  • des femmes de son entourage qui regardent les événements de loin, sans s’impliquer
  • un membre de la Cour qui est chargé de se défaire rapidement du cadavre.

Parmi tous ces gens, répartis dans les différentes couches de la société du temps, seulement trois personnes sont présentées de façon positive : la femme riche qui pose un geste extravagant à l’égard de Jésus, tout en en ignorant totalement la portée; Simon de Cyrène, forcé de venir en aide à Jésus, et à propos de qui il est permis de penser qu’il a agi sans aigreur; et, enfin, le commandant des tortionnaires dans la bouche de qui est formulée une expression de foi. Il est significatif qu’aucun de ces trois personnages ne faisait partie de l’entourage de Jésus. Le Jésus de Marc est mort abandonné par son Dieu et par les siens, mais il en a touché d’autres.

Les récits de la Passion permettent aux lectrices et lecteurs de reconnaître leur monde et leur société dans les différents personnages mis en scène. Ces derniers ont des comportements qui se reproduisent de génération en génération, d’une culture à l’autre, d’une société à l’autre. Les textes sont donc susceptibles d’aider quiconque les lit à comprendre leur propre société, ainsi que leurs propres réactions face à l’invitation de se mettre à la suite de Jésus. L’important, pour l’évangéliste, est que les lectrices et lecteurs s’engagent à la suite de Jésus en toute lucidité, sans illusion : Dieu ne leur viendra pas en aide, l’institution Église ne les soutiendra pas, et le système qui régit leur vie est aussi dur que celui dont témoignent les récits. Chacune, chacun, a à décider dans quelle direction marcher dans la vie, à quel rythme, jusqu’où, et en choisissant à qui faire confiance. C’est un travail de foi.

André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.

Comprendre la Bible

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Vous éprouvez des difficultés dans votre lecture des Écritures? Le sens de certains mots vous échappent? Cette section répond à des questions que nous posent les internautes. Cette chronique vise une meilleure compréhension de la Bible en tenant compte de ses dimensions culturelle et historique.

D'après Marc

André Myre est l’auteur de la série D’après Marc. Guide de lecture d’un évangile subversif publiée chez Carte blanche. Consultez son site web pour les détails.