Jésus prêche dans une barque. James Tissot, entre 1886 et 1894. Aquarelle et graphite, 16 x 21 cm. Brooklyn Museum, New York (Wikipedia)..
Jésus et les foules chez Luc
Marie de Lovinfosse | 14 octobre 2019
Le Jésus de Luc accorde une priorité surprenante aux foules et celles-ci présentent des traits singuliers. Elles désirent et écoutent la parole de Dieu, accueillent et accompagnent Jésus, confessent une foi naissante et expriment du repentir [1]. La priorité accordée aux foules par Jésus apparaît de façon étonnante dans l’appel des premiers disciples chez Luc (5,1-11). Regardons le récit de plus près.
Au centre de la parole de Jésus à Pierre en Luc 5,10, on trouve, non pas les disciples comme dans les deux autres synoptiques, mais une foule que Jésus veut ramener à la vie. L’élément déclencheur de l’action de Jésus se trouve dans la foule : « Or, il arriva, tandis que la foule le pressait et écoutait la parole de Dieu » (5,1). Ainsi chez Luc, juste avant l’appel des premiers disciples, la foule presse Jésus physiquement et moralement, voire théologiquement. Le récit contient donc un double appel. Premièrement, la présence des foules écoutant la parole de Dieu est pour Jésus un appel à enseigner. Deuxièmement, son témoignage auprès des foules, tout comme sa façon d’y impliquer des pêcheurs en les rejoignant dans leur activité, devient pour ceux-ci un appel à le suivre. L’appel des premiers disciples est conséquent et subordonné à la présence des foules écoutant la parole de Dieu.
Que se passe-t-il en Luc 5,1-11? Jésus voit d’abord, non pas Simon et les autres comme dans les récits parallèles de Marc et de Matthieu, mais deux petites barques (Luc 5,2) à partir desquelles il enseignera la foule. C’est alors qu’il entre en contact avec les pêcheurs se servant de celles-ci. Après sa prédication, Jésus a une attitude surprenante. Il interpelle Simon, non pas à le suivre comme en Mc et Mt, mais à avancer « au large en [eau] profonde […] pour la pêche » (5,4). Pierre signale à Jésus que lui et son équipe de pêcheurs viennent de passer une nuit entière de travail en vain. Avec l’aide de ses partenaires et de leurs associés, ils prennent pourtant une telle quantité de poissons que les filets commencent à se déchirer (5,6). La crainte saisit Simon et ses compagnons (5,9-10).
La première réaction de Pierre n’est pas de suivre Jésus en laissant tout, comme en Marc et en Matthieu, mais de supplier Jésus de s’éloigner de lui, car il se considère comme un homme pécheur (5,8). Jésus lui adresse aussitôt cette parole inattendue : « N’aie pas peur ; désormais tu seras en train de saisir vivants des êtres humains » (5,10 trad. littérale). L’emploi du verbe « saisir vivant » est étonnant. En effet, sa signification littérale s’oppose à tuer, et secondairement, il signifie « restaurer à la vie ». Dans la Bible, ce verbe rare n’est jamais associé à un contexte de pêche, mais de confrontation où les plus forts, disposant d’un pouvoir de vie ou de mort sur leurs subordonnés, choisissent de les garder vivants.
Il existe un lien privilégié entre Jésus et les foules dans l’évangile de Luc. Cela se manifeste dès le début du ministère de Jésus, avant même l’entrée en scène des premiers disciples, par l’appel pressant que la foule adresse à Jésus et par la manière dont celui-ci lui répond. Au cours du ministère de Jésus, sa relation avec la foule est empreinte de bienveillance. À aucun moment, Jésus ne se dérobe à la foule, ni se plaint de son omniprésence. De plus, plusieurs enseignements de Jésus sont suscités par des questions jaillies de la foule. Lors du procès de Jésus, Luc apporte un second motif de condamnation : outre l’accusation de prétendre être le Christ, Jésus est incriminé pour avoir soulevé le peuple.
Membre de la Congrégation de Notre-Dame, Marie de Lovinfosse est professeure d’exégèse biblique à l’Institut de formation théologique de Montréal.
[1] Pour plus de détails, voir Marie de Lovinfosse, « Priorité et fonctions singulières des foules chez Luc », Revue biblique 125 (2018) 29-56.