blé(Paz Arando / Unsplash)

L’ivraie et le bon grain

Andrée Turgeon Andrée Turgeon | 13 novembre 2023

Lire Matthieu 13, 24-43 (ACÉBAC)

Jamais je n’aurais imaginé un tel mariage entre, d’une part, l’invitation du pape François à être des prophètes-poètes au service de la justice et de la tendresse envers les appauvris de la terre, notre maison commune et d’autre part, la discipline du récitatif biblique.

Historique personnel

Ma rencontre avec cette discipline remonte à plus de trente ans. Alors étudiante en théologie, je sortais à peine d’une dépression sévère lorsque cette approche issue de la Tradition orale m’avait été offerte par le biais d’une formation en animation de chant liturgique. Le Récitatif vint couvrir tout mon être tel un baume sur mes blessures et ma surcharge intellectuelle. Je fus séduite et le demeure encore aujourd’hui, par ….

  • la beauté des mélodies sur lesquelles sont déposées des paroles sacrées ayant traversé des millénaires
  • le rythme sage des paroles énoncées en bouchées de souffle, respectueuses de ma fragilité respiratoire
  • la justesse et l’économie des gestes conçus pour en révéler le sens et la profondeur
  • la résonnance des textes avec mon vécu, mes engagements
  • la richesse des enseignements bibliques ajustés (vitamines)
  • la force tranquille du groupe de récitantes et récitants qui se déploie au fil d’attentives et persévérantes répétitions

C’est ainsi que je me laisse façonner au fil des ans par les récitatifs bibliques qui donnent corps à ma vie spirituelle.

Fruits de ma « terre » fécondée par la Parole

Un récitatif me remue régulièrement ces dernières années, c’est celui de la parabole du bon grain et de l’ivraie en Matthieu 13 : « Le Royaume des Cieux est comparable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ… [1] » (v. 24). Plusieurs passages ont joué en moi tour à tour.

« Or pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu, a semé de l’ivraie au milieu du blé et il s’en est allé! » (v. 25) L’ennemi fait un mauvais coup, et s’enfuit, sans ramasser les dégâts qu’il cause. Le fait que l’ennemi quitte, me rappelle les moments où je n’assume pas ma responsabilité dans le mal que je fais. Cette tendance à la fuite est à la fois intime et universelle. Dans le récitatif, le geste de fuite de l’ennemi se fait vers la gauche. Ce geste me semblait anodin au début, mais maintenant il me fait réfléchir à notre capacité de fuir nos responsabilités au lieu de rester dans la réalité et trouver des solutions.

« C’est un ennemi qui a fait cela! » (v. 28a) Le geste de l’ennemi, deux poings qui se confrontent, évoque bien en moi la réalité du mal, d’un conflit. Ça me touche. Je me sens invitée à ne pas nier le Mal, à ne pas le fuir. C’est une mission prophétique que de le dénoncer.

Active depuis plusieurs décennies comme membre d’un organisme canadien de sensibilisation et d’éducation favorisant la solidarité internationale, je me suis souvent heurtée à de l’indifférence ou à l’incompréhension de diverses personnes : « Pourquoi nous parles-tu de la misère dans d’autres pays alors que plusieurs personnes ici vivent dans la pauvreté? » Cette ignorance face à notre part de responsabilité, comme pays développé, dans l’appauvrissement des pays en voie de développement produit en moi de l’impatience.

 

Dans cette parabole de Matthieu, la réponse du Maître m’interpelle. Aux serviteurs qui lui proposent d’agir plus radicalement : « Alors, veux-tu que nous allions l’enlever? » (v. 28b), il répond : « Non, de peur qu’en enlevant l’ivraie vous n’arrachiez avec elle le blé. Laissez l’un et l’autre pousser ensemble jusqu’à la moisson... » (vv. 29-30a) Cette interpellation, portée par la mélodie tout en douceur du récitatif, m’incite à la patience, à l’humilité et à la confiance dans les façons d’agir de Dieu.

Et voilà comment le récitatif, telle une cantine spirituelle mobile, m’accompagne tout au long de mes projets et prises de parole. Il me réconforte dans les temps de désert où rien ne semble porter fruit, ou tout semble s’opposer au projet de Paix et de Justice.

Ce récitatif remonte en moi, comme un appel à la vigilance quand je risque de me laisser emporter par des jugements trop hâtifs ou mal éclairés. J’arrête, j’écoute et souris même : cette parabole m’arrive non pas pour éteindre mon zèle mais pour l’ajuster à l’amour divin. Je mâche la Parole, la savoure et me donne du temps pour la digérer. La condamnation des personnes ne m’appartient pas. À la lumière de la Parole, je peux m’informer, m’indigner, interpeler, dénoncer... tout en faisant appel à ce qu’il y a de meilleur dans l’être humain, dans le respect de sa liberté et de sa dignité.

Le temps que j’accorde au récitatif suivi de silence pour goûter comment il résonne en moi devient ma prière pour qu’advienne le règne de Justice et de Paix voulu par Dieu.

 Et je me tourne à nouveau vers François, homme de vérité et de tendresse, qui m’invite à la poésie à même mon engagement, qui m’invite à dire avec lui : « Qui suis- je pour juger? Je ne suis qu’un pécheur sur qui Dieu a posé son regard. » 

Andrée Turgeon, récitante, est membre de l’Association canadienne du récitatif biblique (ACRB).

[1] Toutes les citations bibliques utilisent les paroles du récitatif composé par Louise Bisson et Louis-Charles Lavoie, 1983-1984.

Jousse

Récitatif biblique

L'Association canadienne du récitatif biblique propose une chronique mensuelle pour comprendre la discipline spirituelle qui rassemble ses membres. Axée sur la Parole et sur son effet sur l'ensemble de la personne, le récitatif biblique est une forme de méditation où tous les sens sont sollicités.