La tradition orale a été conservée chez plusieurs peuples des Premières Nations (illustration © Bernard Duchesne)
La tradition orale pour retrouver nos mémoires expropriées
Anne-Marie Chapleau | 25 mars 2019
Une société de tradition orale s’appuie nécessairement beaucoup sur la mémoire pour conserver ses traditions et son patrimoine religieux et culturel. D’instinct et d’expérience, elle a identifié les gestes et les procédés qui permettent une mémorisation efficace. Notre culture moderne s’est quant à elle coupée de certaines de ses racines en confiant sa mémoire à des disques durs d’ordinateurs ou à des nuages numériques. Tout nous invite à exproprier notre mémoire loin de nous-mêmes. Mais nous pouvons aussi choisir de nous la réapproprier!
Revenir aux sources de l’expression
Les travaux de Marcel Jousse ont permis de nommer les procédés actifs dans la mémorisation. Parce qu’il les a montrés et mis à jour, il donne aux personnes qui vivent le récitatif biblique la possibilité, aujourd’hui encore, de se reconnecter à une expérience humaine fondamentale et très ancienne. Très tôt dans sa carrière, Jousse s’est intéressé aux lois qui régissent l’expression humaine. Il s’est employé à retracer les règles anthropologiques qui demeurent universelles et valables, au-delà de toutes les influences culturelles. Pour ce faire, il a observé des milieux où cette expression était la plus spontanée et naturelle possible : le foyer maternel, les peuples spontanés et les cliniques psychiatriques [1]. Le petit Marcel Jousse avait d’ailleurs lui-même baigné dès sa plus tendre enfance dans un univers de transmission orale. Il a « appris l’Évangile des lèvres de sa mère orpheline et quasi illettrée qui l’avait appris elle-même d’une grand-mère totalement illettrée. Pouvait-il exister pour lui, meilleure préparation à comprendre ce que peut être une Parole vivante qui se transporte traditionnellement de génération en génération ? » [2]
Une tradition vivante qui continue à tisser la vie
Nous parlions il y a un instant de « l’expression humaine ». Mais qu’entendons-nous exactement par « expression »? L’être humain s’exprime par de nombreux langages dont les formes sont plus ou moins sophistiquées, l’écriture étant, par exemple, un langage élaboré. Jousse est parti en quête des origines des langages et des formes d’expression. Il a décodé le langage des gestes intuitifs, déduit les règles de mémorisation et retrouvé les rythmes associés à ces langages. Il faut savoir que l’expression gestuelle précède le langage oral, lequel en est une transposition vocale. Pour s’en rendre compte, il suffit d’observer le développement d’un bébé. Ses mimiques et ses gestes nous font comprendre ce qu’il veut nous « dire » bien avant qu’il puisse l’exprimer en mots! Le langage des gestes est proche de la vie et le père Jousse a fait du « respect de la vie et [du] respect de l’individu » les deux pôles de son anthropologie [3].
Ce qui nous intéresse ici surtout, c’est de savoir que les travaux de Jousse lui ont permis de saisir comment les peuples de tradition orale se transmettaient leur savoir et des récits parfois très longs, de génération en génération. Il a découvert qu’il y avait des « lois du style oral » [4] qui permettent une sollicitation efficace et intégrale de la mémoire.
Retrouver des gestes venus du fond des âges
La pratique des récitatifs bibliques se fonde sur ces lois, d’où son caractère d’authenticité. Peut-être avons-nous ici piqué votre curiosité. Quelles sont donc ces fameuses « lois »? Vous aurez l’occasion de le découvrir dans les prochains articles que nous vous proposerons.
Mais déjà, nous pouvons dire en quoi ces lois peuvent avoir un intérêt pour nous en 2019. En vivant un récitatif, nous ne cherchons pas à créer de toutes pièces une belle chorégraphie. Nous cherchons plutôt à retrouver, en profondeur, les gestes qui ont accompagné l’éclosion des textes bibliques et qui sont intimement associés à leur sens, les gestes qui font entrer la personne en résonance avec le texte biblique. Par le fait même, nous rejoignons, à travers les siècles, la tradition où s’est accomplie la gestation des textes. Mieux, nous entrons nous-mêmes dans cette tradition vivante pour la perpétuer. Les éléments vivants qui ont nourri autrefois le peuple de la Bible et les premières générations de chrétiens et de chrétiennes peuvent ainsi prendre chair en nous. Élaborés à même la vie [5], ils viennent maintenant tisser la nôtre. Découvrir les « lois du style oral » permettra de contempler les fins rouages par lesquels ce tissage s’élabore. C’est à suivre…
Anne-Marie Chapleau est bibliste et récitante. Elle est professeure à Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi.
[1] Marcel Jousse, L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 1969, p. 11.
[2] Ibid. Avant-propos p. 21.
[3] Marcel Jousse, L’anthropologie du geste…, p. 13.
[4] Gabrielle Baron, Introduction au style oral de l’évangile d’après les travaux de Marcel Jousse, Paris, Le Centurion, 1982, p. 8.
[5]
Ibid. p. 271.