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Amour du monde et don de la foi
selon Jean 3,16-18
Comment pourrait-on résumer l’évangile de Jean? (Mariette)
Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne soit pas perdu mais qu'il ait la vie éternelle. Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour sauver le monde par lui. Celui qui croit au Fils n'est pas condamné ; mais celui qui ne croit pas est déjà condamné, parce qu'il n'a pas cru au Fils unique de Dieu. (Jn 3,16-18)
Ces trois versets font partie de l’entretien de Jésus avec le pharisien Nicodème (Jn 3,1-21); plus précisément, ils font partie de la réponse de Jésus à Nicodème qui demande, comment naître de l’Esprit.
Tout cet entretien se déroule dans une atmosphère qui tire Nicodème hors du raisonnement ordinaire, hors du « gros bon sens », pour lui faire entendre des propos qu’il ne peut comprendre et qui laissent pantois. Il s’agit de quelque chose qui échappe au contrôle et aux exigences de la raison: naître de l’Esprit?
La question de Nicodème se pose d’emblée; ce n’est pas une question déplacée. L’évangile de Jean ne veut en aucune façon taire cette question et faire ainsi que la foi en Jésus en soit facilitée d’autant. Bien au contraire, il va de soi que cette question soit posée.
On peut considérer le passage à l’étude comme un abrégé de tout l’évangile de Jean. Les versets 14 et 15 qui les précèdent parlent de l’élévation de Jésus sur la croix qui procure la vie à quiconque croit en lui, tandis que les versets 19 et 20 qui suivent précisent en quoi consiste le fait de refuser Jésus. La structure même du jugement relié à ce refus est aussi indiquée à l’aide du contraste lumière-ténèbres et de la préférence pour les ténèbres chez quelqu’un qui serait soucieux de paraître « bien intentionné », tout en vivant dans la crainte que ses oeuvres ne soient dévoilées au grand jour pour ce qu’elles sont. Le jugement est contrasté au verset 21 avec « faire la vérité », un thème qui est au coeur de l’évangile de Jean.
Pour Dieu, l’amour du monde dont il est question au verset 16 est offre de salut dans le don de Jésus en tant que son fils unique, et dans l’envoi de Jésus dans le monde au sens par exemple du chapitre l, verset 14 de l’évangile de Jean : « Le verbe s’est fait chair et il a demeuré parmi nous, et nous avons vu sa gloire, gloire qu’il tient de son père comme fils unique, plein de grâce et de vérité ».
Grâce et vérité correspondent à ce que Dieu dit à Moïse au livre de l’Exode, chapitre 34, versets 6 et 7 : « Ayant invoqué le nom de Yahvé, Yahvé passa devant Moïse et cria: ‘Yahvé, Yahvé, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et fidélité, qui garde sa grâce à des milliers, tolère faute, transgression et péché mais ne laisse rien impuni’ ». Cette grâce de Dieu est à la fois miséricorde penchée sur la misère et fidélité aux siens (hèsèd), solidité inébranlable (èmèt, terme biblique pour ‘vérité’) et attachement viscéral (rahamim) à ceux et celles que Dieu aime. Cette grâce de Dieu est aussi justice (sèdèq) assurant à tous et à toutes la plénitude de leurs droits et la réalisation de leurs aspirations.
Dans l’évangile de Jean, le « monde » désigne tantôt l’univers ou la terre, tantôt l’ensemble de l’humanité, tantôt l’ensemble de ceux qui refusent Dieu, poursuivent le Christ et ses disciples de leur haine, et pour qui Jésus « ne prie pas » au cours de son dernier repas avant de mourir, la dernière Cène, au chapitre 17, verset 9. Ce dernier sens rejoint l’opposition, courante dans le judaïsme, entre « ce monde-ci » (Jn 8,23 entre autres) et « le monde à venir » désigné sous le nom de « vie éternelle ». Au verset 16, le monde que dieu « a tant aimé », c’est l’ensemble de l’humanité; toute personne est appelée à la vie éternelle dans la foi en celui que Dieu a envoyé. Si condamnation il y a, cela n’est pas dû à Dieu ni à son fils qu’il a donné au monde, mais au refus de croire en lui (Jn 3,18).
Pour l’évangile de Jean, l’offre de salut n’est pas une obligation. Une offre, ça peut s’accepter, mais ça peut aussi se refuser. Et l’acceptation ne va pas de soi, comme le laisse entendre le verset 11 du chapitre l : « Il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas reçu ». D’où l’importance de la réaction – acceptation ou refus – à ce don. La grâce et la vérité renvoient à l’être de Dieu non pas en soi, mais en tant qu’elles s’offrent dans la faiblesse – au sens par exemple de la deuxième lettre de Paul aux Corinthiens, chapitre 12, verset 9, alors que Dieu déclare à Paul : « Ma grâce te suffit; car ma puissance se déploie dans la faiblesse » – ou en tant qu’elles s’offrent dans l’humilité de l’incarnation, de la venue de Dieu dans la chair, selon l’évangile de Jean. Il ne s’agit pas de masochisme, d’une recherche des humiliations; il s’agit plutôt de croire que même dans l’humiliation, le Dieu de Jésus est aussi là, suscitant sérénité et joie et faisant que l’espérance soit à la mesure de la foi et devienne même la mesure de celle-ci. Pourquoi? Parce que pour la tradition johannique, la vie éternelle, ce n’est pas ce qui vient après cette vie; la vie éternelle commence déjà ici-bas, dans la foi en Jésus. Le récit de la résurrection de Lazare (Jn 11,1-44) est explicite là-dessus. Lorsque Jésus arrive à Béthanie avec ses disciples, Marthe dit à Jésus : « Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort» (verset 21). Jésus lui dit : « Ton frère ressuscitera » (verset 23). « Je sais, répond Marthe, qu’il ressuscitera à la résurrection au dernier jour » (verset 24). Et Jésus dit à Marthe : « Je suis la résurrection. Qui croit en moi, fût-il mort, vivra; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela? » (versets 25 et 26) « Oui, Seigneur, lui dit-elle » (verset 27).
Pour l’évangile de Jean, la victoire sur la mort n’est pas pour la fin des temps, « au dernier jour ». Cette victoire n’est plus à venir, elle est déjà là. Être disciple de Jésus, c’est croire en Jésus « élevé » sur la croix (Jn 12,32-33); c’est passer de la mort à la vie; c’est reconnaître dans la mort de Jésus l’avènement de la vie éternelle dès ici-bas. Le paradoxe de tout cela conduit à assumer la complexité que nous sommes en rappelant que la vie, toute vie, ne se déroule pas dans un ordre chronologique qui nous enfermerait dans une apparence linéaire. En d’autres termes, nous ne vivons pas à sens unique.
Cette unité de la mort et de la vie est exprimée de façon saisissante dans le crucifix de l’art roman, un art qui se développe de la seconde moitié du Xe siècle à la mutation vers l’art gothique à la fin du XIIe siècle. Pensons par exemple à l’église abbatiale Saint-Pierre de Moissac, chef-lieu de canton du Tarn-et-Garrone dans le sud de la France, avec son cloître roman qui date du XIIe-XIIIe siècle; ou encore à la cathédrale Saint-Lazare d’Autun édifiée de 1120 à 1132, de pur style roman bourguignon. – Contrairement au crucifix gothique qui met fortement l’accent sur la souffrance et représente Jésus crucifié en homme des douleurs au corps lacéré, qui pend à la croix les genoux pliés, qui est coiffé d’une couronne d’épines et dont la tête est penchée sur la poitrine, le crucifix roman présente Jésus en majesté, bien droit, et non pas avec une couronne d’épines sur la tête, mais avec une couronne royale, soulignant ainsi la royauté de Jésus qui offre librement sa vie pour le salut de l’ensemble de l’humanité. C’est bien là la perspective qu’adopte l’évangile de Jean.
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