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Comprendre la Bible
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chronique du 25 avril 2003
 

La construction de l'identité sectaire à Qumrân
  

QuestionJe suis lycéen et je fait un travail d'études sur les mouvements sectaires. Est-ce que je peux considérer les Esséniens comme des marginaux en opposition avec le système et donc comme une secte? Si oui (ou non) pourriez vous développer votre réponse? (Kamal)

RéponseVotre question porte sans doute sur le groupe de Qumrân qu'on associe habituellement aux Esséniens décrits par Flavius Josèphe et d'autres auteurs anciens. On peut effectivement les considérer comme des marginaux. En effet, quelques textes bien connus de la bibliothèque de Qumrân (la Règle de la communauté, Les Hymnes, la Règle de la guerre, etc.) sont fortement imprégnés d'une idéologie sectaire dualiste. Le monde et l'être humain y apparaissent comme le théâtre d'un combat à finir entre la lumière et les ténèbres, ou entre la vérité et la perversion. Aux yeux du sociologue ou de l'anthropologue, ces écrits révèlent les stratégies de construction identitaire des groupes sectaires qui les ont produits ou utilisés.

L'univers symbolique sectaire

     Pour P. L. Berger et T. Luckmann, ce que les membres d'une société conçoivent comme la réalité quotidienne la plus banale est, en fait, le résultat d'un ensemble d'interprétations subjectives dont ils sont les auteurs et qu'ils se transmettent et intériorisent à travers des processus de socialisation primaire ou secondaire. Cette réalité est constamment justifiée et légitimée, notamment par l'élaboration d' « univers symboliques » où l'ensemble des réalités et des expériences humaines sont intégrés en un tout cohérent. Ces univers symboliques peuvent être remis en cause par des crises culturelles et sociales. Des interprétations alternatives de la réalité se développent alors, entrent en concurrence et conduisent à la formation de groupes marginaux, s'isolant dans leur vérité. Du point de vue sociologique, la « secte » est la résultante d'une telle dynamique. Elle peut être caractérisée par la tension qu'elle entretient avec son environnement socio-culturel, sa prétention exclusive à la légitimité et sa tendance à délimiter nettement ses frontières. Cela se traduit par une rhétorique polémique, mettant l'accent sur la séparation avec le monde extérieur. Le dualisme qumranien constitue un outil conceptuel de « resocialisation » employé par un ou plusieurs groupes apparentés pour faire passer ses membres d'un univers symbolique à un autre et promouvoir l'adoption d'un comportement adapté à cette nouvelle vision du monde. Se déployant de manières variées en diverses circonstances, il contribue à la construction et au maintien de l'identité sectaire.

Le passage dans l'alliance

     Les manuscrits de Qumrân préservent quelques descriptions de règles d'admission qui correspondent soit à des périodes différentes dans la vie d'un même groupe, soit aux pratiques de groupes apparentés. Dans sa forme la plus simple, l'« entrée dans l'alliance de Dieu » (1QS v 8; voir vi 14-15; CD xv 5) est signifiée par l'engagement solennel, exprimé par serment, à «retourner à la Loi de Moïse de tout son coeur et de tout son être ». Ce « retour » implique la soumission aux prêtres « fils de Sadoq », détenteur d'une « révélation » particulière concernant la Loi, et authentiques « gardiens » de l'alliance (1QS v 7-13). Le « volontaire » s'oblige également à une coupure radicale avec ceux du dehors, « les hommes de perversion qui marchent dans les voies de l'impiété ».

     Selon une version plus élaborée (1QS vi 6b-13), l'intégration du nouveau membre se fait progressivement. Après évaluation de ses capacités et de sa conduite, le candidat s'engage dans une période probatoire de deux années sanctionnées par une évaluation de mi-parcours et une décision finale. On procède ensuite à un classement annuel des membres, au mérite (1QS v 20-25; voir ii 19-23; ix 14-16). Le formulaire de la cérémonie annuelle d'alliance (1QS i 1 - iii 12) est encore plus explicite. Il commence par un énoncé des objectifs du groupe articulé autour d'une réalité bipolaire : « [...] chercher Dieu de tout son coeur et de tout son être [...]; aimer tout ce qu'Il a choisi et de détester tout ce qu'il a rejeté, s'éloigner de tout mal et s'attacher à toutes les bonnes oeuvres pour agir en justice, vérité et rectitude [...]; aimer tous les fils de lumière, chacun selon son lot dans le conseil de Dieu, et détester tous les fils de ténèbres, chacun selon sa culpabilité [...] » (1QSi 1-11a). Puis, prêtres et lévites proposent une interprétation de l'histoire conçue comme une suite d'actions justes, puissantes et miséricordieuses de Dieu à l'endroit d'Israël, auxquelles répondent « les iniquités des fils d'Israël et toutes leurs fautes coupables et leurs péchés » signe qu'ils sont sous le joug du maître des forces des ténèbres, Bélial. « Ceux qui passent dans l'alliance » s'identifient avec l'Israël pécheur, pour mieux souligner leur volonté de changement (1QS i 21 - ii 1a). Une bénédiction des « hommes du lot de Dieu » et une malédiction des « hommes du lot de Bélial », sanctionnées par un double « Amen » des participants, accentuent encore la démarcation entre les deux univers (1QS ii 1b-10). Une dernière malédiction contre celui qui simule la conversion tout en gardant devant lui l' « obstacle qui le fait trébucher » pousse l'adepte à examiner l'authenticité de sa démarche et le prépare à affronter éventuellement de faux frères dont il devra se dissocier sans pitié (1QS ii 11-24). Répétée chaque année, cette cérémonie devient un moyen « routinier » pour consolider l'engagement de chacun et signifier concrètement, par le rang qui lui est alors assigné, sa progression vers l'idéal proposé (1QS ii 19-25a).

La guerre eschatologique

     Selon le sociologue G. Simmel, les conflits qu'un groupe entretient avec l'extérieur sont souvent un facteur de cohésion interne : ils contribuent à clarifier et à raffermir les relations entre ses membres, à rehausser leur degré d'engagement et à éliminer toute dissension. Simmel estime qu'il est même parfois « politiquement habile », à l'intérieur d'un groupe, « de veiller à ce que l'on ait des ennemis ». La Règle de la guerre et autres documents qumraniens apparentés sont un matériau de choix pour construire et maintenir une idéologie de conflit. Telle que préservée dans la grotte 1, La Règle de la guerre (1QM) anticipe une lutte à finir entre les  Fils de lumière et les Fils de ténèbres (col. i), avec ses préparatifs tactiques (col. ii - ix), ses prières (col. x - xiv) et ses diverses phases, culminant dans le triomphe des Fils de lumière, soutenus par les troupes célestes (col. xv - xx) . Cette guerre sera une période de « grande détresse », mais qui conduira à une « rédemption éternelle » (1QM i 12). Les victimes parmi les fils de lumière sont à porter au compte des mystères de Dieu qui « éprouve le coeur de son peuple au creuset » (1QM xvi 11-15); c'est pourquoi, les « fils de l'alliance » sont exhortés à tenir bon » jusqu'à la victoire définitive (1QM xvii 9). En plus de distinguer nettement les deux camps opposés de la lumière et des ténèbres, ce texte entretient l'idée de l'imminence de leur affrontement dans une bataille aux proportions cosmiques, dont l'issue est irrévocablement décidée. Avec son caractère utopique et eschatologique, cette vision des choses pouvait conforter des sectaires dans leur décision de rompre complètement avec un environnement considéré comme perverti, pour vivre dans une stricte obéissance à la Loi de Moïse; elle offrait également une explication à d'éventuelles défections de la part de ceux qui ne réussiraient pas à supporter les assauts répétés des forces du mal, véritable creuset qui « épure » le fidèle.

Conclusion

     Ce rapide survol laisse entrevoir quelques-unes des stratégies utilisées pour reconfigurer l'univers symbolique et l'identité juive dans une perspective sectaire vers la fin de la période du deuxième Temple. Les groupes dont témoignent les textes de Qumrân en avaient bien d'autres à leur disposition, telles que l'étude et l'interprétation communautaire de l'Écriture, l'élaboration de règles disciplinaires et de doctrines particulières (messianisme, communion avec les anges, etc.).

Jean Duhaime
Professeur à la Faculté de théologie de l'Université de Montréal

Note

Ce texte est extrait d'un article à paraître dans le numéro 151 (juin 2003) de la revue Le monde de la Bible publiée par les éditions Bayard.

couvertue

 

Vous trouverez également d'autres renseignements dans l'ouvrage de Lawrence H. Schiffman, Les manuscrits de la mer Morte et le judaïsme (Montréal, Fides, 2003), surtout aux pages 69-174.

 

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Agneaux et aromates